Le concept de "guerres nomades" a été avancé pour évoquer les conflits en Afrique de l'Ouest depuis les années 1990. De la crise du Biafra en 1967 à la guerre au Mali aujourd'hui, questions à Kouassi Yao, maître de conférence en histoire à l'Université Félix Houphouët-Boigny et auteur d'un doctorat d’État sur les guerres civiles en Afrique de 1955 à 2002.
Soldat Ibo pendant la guerre du Biafra,
1968 (photo de Gilles Caron)
La crise du Biafra (1967-1970)
peut-elle être considérée comme la première grande guerre civile d’Afrique de
l’Ouest au lendemain des indépendances ?
La guerre de sécession de la
Province orientale du Nigeria qui s’est déroulée entre 1967 et 1970 n’est pas
la première guerre civile d’Afrique. En effet, avant qu’elle n’éclate à partir
de juin 1967, l’Afrique avait connu déjà des guerres civiles. Il s’agit de la
rébellion armée des Noirs du Sud Soudan contre les Arabo-musulmans du Nord qui
a éclaté en août 1955, soit cinq mois avant la proclamation de l’indépendance
intervenue le 1er janvier 1956. Les Noirs du Sud qui ont souffert
des razzias des marchands d’esclaves du Nord et des atermoiements de la
politique britannique qui n’a profité qu’aux élites arabo-musulmanes du Nord,
ne veulent plus de cette domination après la fin annoncée de la colonisation
britannique. Cette guerre civile opposant le Nord au Sud s’achève après 17 ans de combats
par les accords d’Addis-Abeba de mars
1972.
Nous avons ensuite la sécession du Katanga (1960-1963) dans l’ex-Congo
belge qui est lié aux conditions de naissance de l’État. Le désordre et le
chaos qui s’installent dès la proclamation de l’indépendance précipitent la
sécession du Katanga soutenue par les milieux coloniaux belges et la Belgique
officielle. Dans la Corne de l’Afrique, le refus de l’ONU d’accorder l’indépendance immédiate à l’ancienne
colonie italienne de l’Érythrée, pour satisfaire les intérêts géopolitiques de
l’Éthiopie et des États-Unis, précipite le déclenchement de la guerre civile (1960)
par les nationalistes après
l’annexion de l’Érythrée par l’Éthiopie. Enfin, le Tchad où la politique
inégale de mise en valeur du territoire par la France a donné à l’État une
coloration Sara, les populations islamisées du Nord se soulèvent du
contre « l’État Sara ». Pendant ces sept premières années
« d’indépendance », où l’instabilité s’installe progressivement en
Afrique, l’Afrique de l’Ouest
ressemble à une « oasis de paix », troublée de temps à autre par la guérilla du parti africain pour
l’indépendance de la Guinée Bissau et des îles du Cap-Vert (PAIGC) contre la
domination portugaise. Aussi, quand éclate la guerre civile du Nigeria, c’est
la stupéfaction en Afrique, surtout qu’elle survient dans le pays le plus
peuplé d’Afrique.
Du point de vue des
caractéristiques, la tentative de sécession de la Province orientale du Nigeria
peut être considérée comme la plus grande guerre civile d’Afrique de l’Ouest
depuis cinquante ans.
En effet, du point de vue militaire,
ce fut un affrontement de type conventionnel tant au niveau des forces que des
combats et du matériel utilisé. Alors que l’armée fédérale aligne 120000 hommes,
180 officiers, trois divisions,
plusieurs bataillons, des blindés de fabrication britannique, des Mig
soviétiques et des canons d’origine américaine, le Biafra lui oppose 50000
hommes, 60 officiers, plusieurs bataillons (au moins 8) et brigades, et des
avions bombardiers.
Sur le plan des combats, les
deux belligérants mettent en œuvre
des techniques et stratégies
militaires éprouvées comme le blocus, les bombardements aériens,
l’encerclement, les opérations commandos,
les attaques terrestres simultanées, offensives et contre-offensives…
Du point des acteurs, outre les
soldats nigérians et biafrais (au total 170000 soldats), on a noté la
participation de conseillers militaires
britanniques, soviétiques, de mercenaires originaires de plusieurs pays, de
marchands d’armes occidentaux… Pendant la guerre, les Fédéraux ont reçu, pour
des raisons différentes, le
soutien des États-Unis, de l’URSS et de la quasi-totalité des pays du monde
contre de modestes soutiens pour le Biafra de la part de la Côte d’Ivoire, de
la Tanzanie du Gabon, de la Zambie, du Portugal. Du point de vue de la variété
des acteurs, la guerre du Biafra,
est un modèle de guerre civile internationalisée.
Du point de vue des pertes humaines,
ce fut une vraie « boucherie ». Pour deux ans de guerre, on a
enregistré près de 2 à 3 millions de morts dus en grande partie aux massacres
commis par les soldats fédéraux, les effets du blocus de la Marine nigériane et
de la famine qui en a résulté (le chiffre d’un million de morts biafrais tient
lieu d’horizon traditionnel de cette crise ndlr).
En additionnant le nombre de morts de toutes les guerres civiles que l’Afrique
de l’Ouest a connu de 1982 à 2002, elle reste
éloignée de la « boucherie » biafraise dont le vrai équivalent reste
les guerres du Congo-Zaïre de 1996 à 2000 avec ses 5 à 6 millions de
morts !
Enfin, du point de vue de la
propagande, l’opposition entre Enugu et Lagos donna lieu à une véritable guerre de communication avant « l’ère de la
communication). En effet, le
Biafra et ses puissants réseaux médiatiques, politiques, religieux et humanitaires jouaient la carte du
« génocide Ibo » tandis que les Fédéraux défendaient la légalité, la
souveraineté et l’intégrité du Nigéria et dénonçaient les soutiens biafrais. Cinquante ans après le déclenchement
de la sécession biafraise, il est difficile de trouver de trouver en Afrique de
l’Ouest, une guerre civile avec de telles caractéristiques…
Quelles places occupent les guerres
du Liberia et du Sierra Leone, marquées notamment par les Blood Diamonds ?
Le terme de «guerre nomade» a été forgé pour illustrer leurs lourdes
conséquences dans la sous-région.
Les guerres civiles du Liberia et de
la Sierra Leone ont marqué durablement l’opinion publique africaine en général
et ouest africaine en particulier parce que les atrocités et violences commises
par les hordes sauvages de
« combattants » drogués et ignorant tout des us et coutumes de la
guerre dépassaient l’entendement humain. Ces orgies criminelles avec leurs
éventrations, décapitations, sectionnement des membres, viol massif des femmes
par des hommes ou avec des objets tranchants, ont bénéficié d’une couverture
médiatique exceptionnelle par les média à la recherche de « sensations
fortes ». En raison de la banalisation des horreurs, des pillages, des
enlèvements, on a assisté à des départs massifs de réfugiés Liberiens et Sierra
Leonais vers les pays voisins. Ces
migrations forcées ont, à leur tour, failli déstabiliser les pays d’accueil
comme la Côte d’Ivoire et la Guinée, en raisons des liens linguistiques,
ethniques et familiaux que certaines de ces populations en détresse
entretenaient avec les peuples
frontaliers et la propension de certaines milices à exporter leur guerre chez
les voisins qui en ont payé le prix fort avec des pertes en vies humaines. Si
on ajoute à ces caractéristiques macabres, le recrutement d’enfant-soldats et
les différents trafics auxquels
ces « guerres nomades » ont donné lieu, elles méritent bien
leur appellation de « guerres civiles modèles » africaines des années
1990.
Le problème est qu’en surmédiatisant
ces guerres civiles, on a fini par leur donner une autre image en faisant
croire qu’il s’agissait de guerres de prédation dont la finalité était
l’enrichissement au moyen des ressources naturelles monnayables comme le fer,
le bois pour le Liberia et le diamant pour la Sierra Leone. Il est vrai que les
trafics et réseaux mafieux de toutes sortes ont permis à des mouvements
rebelles armés, des individus, des
combattants, des multinationales, des mercenaires et des États de s’enrichir
des « Blood Diamonds ». Mais la conquête des zones diamantifères
n’était pas la finalité du combat du RUF (Revolutionary United Front) ou du
NPFL (National Patriotic Front of Liberia) parce qu’elles servaient en premier
lieu de moyen de financement de la guerre. La preuve, après six mois de
combats, le NPFL était sur le point de s’emparer du Palais présidentiel,
« l’Eexcutive Mansion »
n’eût été l’intervention énergique de l’Ecomog ! De même, en Sierra
Leone, Le RUF après avoir conquis les mines de diamant, a tenté à deux reprises
de s’emparer de Freetown, siège du pouvoir politique, n’eût été la réaction
désespérée du gouvernement qui a fait appel aux mercenaires d’Executive
Outcomes (mars 1995) et l’Ecomog qui a chassé le RUF de Freetown en janvier
1999 ! Réduire donc les motivations des groupes armés à des
préoccupations essentiellement
mercantiles comme le contrôle des Blood Diamonds, n’est pas juste
car il évacue maladroitement les causes véritables de certaines guerres
civiles.
Graffiti à Aspen (Colorado, États-Unis)
Comment interpréter les conflits
armés survenus depuis les années 2000 (crises ivoiriennes depuis 2002, guerre
au Mali depuis 2013) : participent-ils de crises internes de régime ou de
crises internationalisées ?
Comme facteurs explicatifs des
crises ivoiriennes et maliennes, on peut retenir les deux à savoir, la crise
interne de régime et l’influence de l’extérieur. Concernant le premier point
une constante dans l’analyse des guerres civiles en Afrique est à
souligner : il s’agit de la place et du rôle de l’État dans le la
formation des guerres civiles. Avant 1990, l’État africain contrôlé par des
dictateurs comme Siad Barré, Idi Amin, Gaafar Nimeiry, François Tombalbaye,
Mobutu Sese Seko, Jean-Bedel Bokassa, Samuel Doe ou Mengistu Hailé Mariam
utilisaient la toute puissance de l’État pour écraser, tuer et réduire au
silence les peuples et les « déstabilisateurs ». Ils bénéficiaient du
soutien de Paris, de Washington, de Londres ou de Moscou qui avaient besoin de
ces « hommes forts » pour ancrer solidement leurs pays dans le
« bon camp » ! Guerre froide oblige. La politique de ces dictatures
qui violaient massivement les droits de l’homme finit par entraîner le déclenchement
de rébellions armées contre ce qu’on pourrait appeler le « trop
d’État ».
Après 1990, c’est le phénomène
inverse. Les États laminés par la crise économique sont déliquescents et ne
peuvent plus assumer leurs missions régaliennes à savoir assurer la sécurité,
faciliter l’accès à l’eau potable, à l’éducation, à la santé. Gangrénés par la
corruption d’État qui permet l’évasion fiscale et le détournement des
ressources nationales au profit de quelques privilégiés. Les États s’enfoncent
dans la pauvreté généralisée et ne sont plus que des coquilles vides à l’image
du Sierra Leone, de la Côte d’Ivoire ou du Mali, méritant bien l’appellation de
« Failed states ». Cette situation favorise la naissance de groupes
hostiles à l’État (bandes armées du RUF) qui croient trouver dans la violence,
le moyen d’imposer une nouvelle donne politique et sociale à même de relever leur pays. D’autres
croient trouver la solution dans l’affirmation de leur identité qui doit
précéder une réforme profonde de
l’État et une nouvelle approche de la citoyenneté (rébellions armées touarègues
du Mali et du Niger). Enfin, des États croient trouver la solution à la crise
dans une sorte de repli nationaliste aux contours flous (Côte d’Ivoire). La
réponse est maladroite car, elle ne fait qu’exacerber les passions ethniques et
religieuses. Ici, c’est « l’absence d’État » qui explique la violence.
Ainsi, que ce soit avant ou après
1990, l’État africain se présente come un
facteur structurel de conflictualité. Cette situation, et c’est le
deuxième point, est aggravée par
l’incapacité de l’Etat à prévenir ou à gérer les conséquences de
certaines crises politiques et sécuritaires qui se déroulent à ses portes.
C’est le cas de l’État du Mali dont la faiblesse ne lui a pas permis d’empêcher
l’installation progressive de
jihadistes dans le Nord Mali (Aqmi, Mujao et Ansar-dine), des circuits
mafieux de la drogue organisés par les cartels colombiens, le retour en force des mouvements
rebelles touarègues et l’entrée massive des armes au Nord Mali, suite à
l’implosion de la Lybie en 2011. Plutôt que de parler de crises
internationalisées, il serait plus juste de parler de crises de régime, de
crise de l’État dont les facteurs explicatifs se déclinent en facteurs endogènes et exogènes.
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